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Leçon du 20 février 1948 - série C

Leçon du 20 février 1948, série C, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1947-1948, série C, Grammaire particulière du français et grammaire générale III, publiées sous la direction de R. Valin, W. Hirtle et A. Joly, Québec, Presses de l'Université Laval, et Lille, Presses Universitaires de Lille, 1987, pp. 109-117.


20 février 1948 - série C

Un méritez d'un ordre assez particulier, du Cours de linguistique générale de F. de Saussure, fut - quelques-uns avant nous avaient déjà fait la remarque - son opportunisme. A l'époque - qui remonte à trente ans, le Cours de linguistique générale date de 1916 - à l'époque où parut cet ouvrage, devenu presque aussitôt célèbre, la doctrine régnante en linguistique était, si l'on peut dire ainsi, d'essence historique. On attendait de l'histoire, et de la remontée dans le temps que permettait la méthode comparative, l'explication de toute chose. Il y avait là, évidemment, une illusion, mais cette illusion, encore qu'on eût pu s'en rendre compte a priori par un raisonnement simplement attentif, était encore, quand parut le Cours de linguistique générale, la conviction inébranlée sinon absolument de tous les linguistes et philologues, du moins de la très grande majorité d'entre eux. Et ce qui aggravait la situation scientifique, franchement mauvaise, et dont nul cependant ne voyait ou ne voulait voir le défaut, inhérent au point de vue adopte - ce qui aggravait la situation, c'était que l'attention des linguistes était tournée à peu près exclusivement du cote de la parole, et pour autant se détournait de la langue, qui est autre chose : ce qu'il appartenait à F. de Saussure de faire bien voir.

Je laisse de côté, parmi les erreurs du moment, celle consistant à ne pas séparer, à ne pas tenir pour distinctes et hétérogènes les opérations de pensée desquelles procède la construction momentanée du discours et celles desquelles{Note : Dans le manuscrit : d'où.} procède la construction de la langue. Cette erreur, dont les conséquences sont graves, à persisté même après que le livre de F. de Saussure eut produit l'effet qu'on en pouvait attendre, et obtenu le succès universel qui fut le sien. Ce succès, du reste, a été surtout un succès de haute estime, un succès théorique. On a admis les idées générales de Saussure, on en a reconnu et admiré la justesse, mais, pratiquement, peu de chose a été changé aux études linguistiques. Et les quelques tentatives faites d'expliquer un état de langue sur le seul axe des états, c'est-à-dire, selon la terminologie saussurienne, en synchronie, n'ont pas été, pour des raisons diverses, des choses vraiment réussies.

Les remarques que je viens de faire sur la situation scientifique existante au moment où parut l'ouvrage de F. de Saussure font ressortir la nécessité, à ce moment, d'une intervention destinée à en opérer le redressement. Or une telle intervention, si elle devait être opérante, devait venir d'un maître écouté du monde savant, déjà glorieux. Venue, même en des formes supérieures, d'un homme peu connu, demeuré, avec toute sa science, dans l'obscurité, elle n'aurait pas eu dans l'immédiat le moindre effet, faute de retentissement. Il ne suffit pas que des choses importantes soient dites, encore faut-il qu'elles soient dites par un homme important. Les hommes importants seraient sages s'ils <s'enquéraient> suffisamment des choses importantes à dire.

Quoi qu'il en soit, dans le cas qui nous intéresse, la réputation de l'auteur a servi grandement la cause. Mais cette cause eût été moins heureusement servie si F. de Saussure, dans le combat qu'il engageait, n'avait pas pris le soin de n'avancer, si révolutionnaire fût-il au fond, que des idées ne heurtant pas trop de front les idées régnantes. C'est cette modération dans l'attaque, et le souci constant, en chaque page de l'ouvrage, de ne pas accroître l'opposition aux idées nouvelles avancées, qu'on a appelé l'opportunisme de F. de Saussure. Il y a des choses certainement que le maître aurait dites, n'était le moment, qui ne permettait, si l'on voulait trouver une audience favorable, qu'on les dît.

De cet opportunisme de Saussure, dont je me suis rendu compte de bonne heure, et que d'autres ont signalé, il peut ne pas être inutile de rechercher en quoi, au juste, il a consisté. F. de Saussure distingue langage, langue et parole et il pose l'équation, chez lui fondamentale :

langage = langue + parole

équation qu'il faut interpréter selon une relation qui fait du langage le tout, l'intégrale d'une successivité, celle de la langue à la parole - de la langue, présente en nous, en permanence à l'état de puissance, et de la parole, présente en nous, par moment, à l'état d'effet.

Cette interprétation, que je produis à mon compte, ne se rencontre pas dans le livre de F. de Saussure, mais, tout de même bien qu'elle n'y apparaisse explicitement nulle part, elle s'y trouve partout impliquée. Elle est dans le livre, vu sa teneur d'ensemble, quelque chose d'implicite. Le maintien dans l'implicite d'une explication plus approfondie que celle présentée est un trait d'opportunisme; et l'ouvrage lui est redevable, sinon d'un plus grand succès, du moins d'une résistance diminuée à l'endroit de la doctrine naissante nouvelle.

La langue est bien, comme l'a indiqué F. de Saussure, un tout relatif à deux composantes : la langue et la parole. Ce qu'on pourrait écrire, avant critique serrée de la relation saussurienne, de la manière que voici :

Présentée sous cette forme, la question traitée, capitale, s'élucide, et de ce qu'elle s'élucide, la formule de Saussure :

langage = langue + parole

laisse apparaître ses défauts. Un facteur, dont la formule saussurienne ne tient pas compte, et dont en toute question linguistique il y a lieu de tenir le compte le plus étroit, c'est le facteur temps. Le langage comme tout, comme intégrale, enveloppe une successivité : celle du passage de la langue, présente, dans le sujet parlant, en permanence, en dehors de toute momentanéité par conséquent, à{Note : Dans le manuscrit : et celle de. } la parole, présente en lui par momentanéité seulement - par momentanéité plus ou moins espacée.

De cette successivité, qui complique le problème, l'ouvrage de Saussure, opportunément, ne parle pas. S'il en eût fait état, il aurait été conduit à une vue des choses plus complexe, et plus vraie, mais qui eût déplu à un certain simplisme naturel aux historiens, lequel consiste à ne voir d'autre explication que celle, diachronique, du conséquent par l'antécédent. Le schème intellectif dont ne sortent pas les tenants de la science historique est le suivant, très simple :

Antécédent constaté (attesté)
Traitement régulier observé
Résultat : conséquent engendré par traitement et de plus constaté (attesté).

Après quoi, il n'est que de continuer, en faisant application du même schème intellectif, soit par une remontée du temps du côté des origines, soit, inversement, par une descente du temps à partir des origines en direction de la suite historique.

La seule difficulté réelle de la méthode est de délimiter entre l'antécédent et le conséquent un intervalle de temps porteur d'un traitement différentiel régulier. Les historiens ont du reste bien senti, en général, qu'il y avait intérêt, pour ce qui est de la rigueur, à restreindre cet intervalle. Un traitement régulier reconnu - régularité à laquelle abusivement on confère le titre de loi - un traitement régulier reconnu n'est valable, comme tel, comme régulier, qu'entre des limites assez étroites. Dans les travaux historiques, il arrive souvent - et c'est la source de mainte difficulté - que les limites en question sont mal choisies. Ajoutons, c'est utile, que le choix desdites limites ne dépend d'aucun autre facteur que de la justesse d'observation de l'historien. Il n'est conditionné par rien d'autre.

Je reviens, après ces critiques ayant trait au schème intellectif de la grammaire historique, à la formule saussurienne de la relation existante entre les trois termes : langage, langue, parole. Cette relation, si l'on y ajoute le facteur successivité entre langue et parole, devient :

Le sujet parlant trouve la langue en lui prête à servir, à disposition, et il s'en sert pour parler. Il passe, il transite de la langue à la parole. Or, ici, la théorie exposée rencontre un obstacle. Le sujet parlant, dans le moment de l'expression, passe bien, en effet, de la langue à la parole, c'est-à-dire de la langue à la parole effective, momentanée, celle qui s'entend, qui a une existence physique. Mais cette transition de la langue à la parole n'est, en réalité, sans que Saussure en ait fait l'observation, que celle de la parole virtuelle, indissolublement liée au psychisme de la langue, à la parole actuelle, effective et physique. La parole virtuelle, liée à la langue, et faisant partie intégrante de celle-ci, est une parole non physique, silencieuse, que le psychisme des unités de langue apporte avec soi. De la réalité de cette parole non physique il est aisé de se <rendre> compte. Chaque notion de langue emporte avec soi l'idée du ou des sons signifiants, mais l'idée seulement de ce ou de ces sons, pas leur réalité.

Il découle de là - et la science partielle, intérieure à la linguistique, qu'on appelle la phonologie n'a d'autre fondement - il découle de là que la parole-idée, faisant partie de la langue, est autre chose que la parole effective, qui en est une matérialisation. Et là nous allons retrouver une relation qui nous est connue à savoir que la multiplicité est du côté de l'effet, et l'unité relative du côté de la puissance. A la parole idéelle, conditionnellement une s'oppose l'immense diversité de la parole effective, variable selon le sujet parlant, et aussi, pour un même sujet parlant, selon les circonstances de parole.

Compte tenu de ce qui vient d'être exposé, le schème saussurien, plus compliqué qu'il ne l'était d'abord, mais plus vrai, devient :

La successivité qu'intègre le langage est, selon la donnée de ce schème d'analyse, celle de la langue au discours, et dans la langue comme dans le discours, il y a liaison et congruence d'un fait de parole et d'un fait de pensée. Avec toutefois des différences qu'il importe de relever et de souligner.

Dans la langue, au niveau de la langue, la liaison psychisme-parole est une liaison idéelle, selon laquelle le physique, qu'est en soi la parole, ne sort pas du psychique. Au niveau de la langue, la parole passée à l'état non physique, est un psychisme d'elle-même.

Dans le discours, au niveau du discours, les choses changent d'aspect, la liaison psychisme-parole devenant une liaison, idéelle encore, certes, par la conservation de ce qu'elle a été, mais selon laquelle le physique qu'est la parole en soi, se présente effectif, matérialisé, et donc, en ce qui le concerne, sorti de la condition psychique de départ. Au niveau du discours, la parole a pris corps, réalité : elle existe physiquement, et n'est plus seulement un psychisme d'elle-même. Ce psychisme elle-même qu'elle a été, elle ne le révoque pas, mais elle le réalise; elle lui confère une matérialité sensible, indispensable au langage, s'il ne reste pas intérieur.

Aussi, on le perçoit, on le conçoit, la parole est une chose au niveau profond de la langue, et autre chose au niveau superficiel du discours. Aphysique au niveau de la langue, elle devient physique au niveau du discours, si celui-ci ne reste pas intérieur. Cette transformation est la seule qu'il nous faille constater, au cours de l'opération de langage, quand il s'agit de la parole - laquelle, dans le langage représente le signifiant.

Sous le signifiant, il va de soi, on rencontre le signifie, c'est-à-dire le psychisme auquel la parole est devenue congruente, la congruence comportant du reste une certaine réciprocité. Réciprocité dont une juste connaissance constitue en linguistique un problème fort délicat, que nous n'avons pas su jusqu'ici traiter ni même aborder convenablement. Une chose certaine, c'est que, par accommodation plus ou moins réciproque, la parole, dans le langage, se présente partout congruente à la pensée. Un mot est un fait de parole congruent à un fait de pensée, lequel fait de pensée se présente plus complique en général - le mot est un système - qu'on ne le pense ordinairement.

Dans la langue, au niveau de la langue, la congruence fait de parole/fait de pensée ressortit à la visée constructive de la langue. Dans le discours, la congruence fait de parole/fait de pensée - qui est dans le langage, qu'on veuille bien en faire la remarque, une constante - ressortit à la visée constructive du discours. Or les deux visées se lient l'une à l'autre selon une relation de successivité, d'un caractère original. La visée de puissance construit des unités de puissance et des mécanismes de puissance, dont la réunion constitue la langue. Et la visée d'effet saisit au résultat ce que la visée de puissance a édifié, et elle s'en sert : elle se sert des résultats acquis en visée de puissance, pour construire, dans le momentané, le discours. Cette liaison, en vue de l'utile, des deux visées, dont la seconde se sert selon ses fins propres de ce que la première a produite, selon ses fins propres aussi, ne signifie pas que, par leur contenu opératif, les deux visées soient assujetties à la moindre condition d'identité. De fait, et l'expérience le montre, le contenu opératif de la visée de puissance est d'une autre essence que celui de la visée d'effet.

La visée de puissance fait appel, selon sa nature propre, à des opérations de pensée en petit nombre, toujours les mêmes, qui sont celles-là mêmes auxquelles la pensée doit sa puissance. Il suit de là, et la valeur du principe n'échappera à personne - il suit de là que les opérations présidant à la structure de la langue sont exactement celles qui apportent à la pensée sa puissance constructive.

J'ai donné, dans les leçons précédentes, une idée suffisante de ces opérations de puissance et de leur thème incessant, et incessamment renouvelé selon des variations qui en masquent très peu unité fondamentale. Il s'agit dans tous les cas d'une opération binaire de l'esprit allant par première successivité de l'étroit au large, et se répliquant à lui-même par une marche allant du large à l'étroit, ou bien allant, inversement, par seconde successivité, du large à l'étroit, et pour réplique à lui-même, de l'étroit au large.

Les deux successivités opératives en question, à savoir :

relèvent d'une successivité historique, selon laquelle le large, ne figurant d'abord qu'une fois dans le système binaire construit, y figure ensuite deux fois. Ce qui revient à dire que là où la 2e successivité est atteinte, la forme, toujours représentée par le second stade opératif - c'est là, je le signale au passage, un fait important de grammaire générale - est recherchée du côté de l'universel. De cette recherche de la forme du côté de l'universel on a un témoignage probant dans le fait apparent que le mot, dans nos idiomes, se conclut par l'obtention de ce qu'on appelle la partie du discours, laquelle est manifestement une universalisation finale, intégrante à l'endroit de tout ce que le mot a inscrit en lui.

Les deux universalisations intégrantes auxquelles les idiomes auxquels nous sommes accoutumes doivent le principal de leur physionomie sont le nom et le verbe. Le nom représente une universalisation dont l'entendement final conclusif aboutit à l'univers-espace, et le verbe une universalisation dont l'entendement final conclusif aboutit à l'univers-temps.

La séparation du nom et du verbe, qui est un fait de grammaire particulière, mais non de grammaire générale, vu que nombreux sont les idiomes où elle n'a pas lieu, suppose celle, purement psychique, de l'univers-espace et de l'univers-temps, c'est-à-dire la réplique à un univers de départ d'un univers de fin. Or cette réplique d'un univers d'origine à un univers d'aboutissement est inscrite, en traits visibles, dans le schème constructif :

univers singulier univers

qui est un calque du schème, plus général, et plus primitif :

large étroit large

Dans ce schème, en effet, la vision d'univers apparaît deux fois, et à la première vision d'univers réplique une vision d'univers opposable catégoriquement. C'est sur ce jeu de réplique, de réplique catégorielle, d'un univers d'origine à un univers de finalité, qu'est fondée l'antinomie intuitionnelle de l'espace et du temps, antinomie qui est à la racine de notre pensée, de notre puissance de pensée - la distinction faite par tous de l'espace et du temps relevant essentiellement de la visée de puissance et de son contenu opératif. Ce sujet, de la séparation linguistique de l'espace et du temps, est celui que je traite présentement d'une manière détaillée, dans ma seconde leçon du jeudi{Note : Cf. Leçons de linguistique, 1947-1948, série B.}.

Avec la distinction des deux visées, celle de puissance et celle d'effet, naît dans l'esprit du chercheur celle d'un contenu opératif des deux visées, contenu opératif qui diffère essentiellement d'une visée à l'autre. Le contenu opératif original de la visée de puissance est le véritable déterminant de la structure d'une langue. C'est dire qu'il faut chercher les raisons et les lois de cette structure dans la connaissance du contenu opératif de la visée de puissance. On s'égare à vouloir les retrouver dans le contenu opératif de la visée d'effet.

J'ai eu en vue aujourd'hui surtout de montrer ce qu'on peut tirer, en procédant pas à pas, avec minutie, de l'enseignement de Ferdinand de Saussure. La confrontation de la formule, simple, trop simple, quoique vraie,

langage = langue + parole

avec le schème d'analyse porte au tableau en vue de la mieux exprimer, fait ressortir ce qu'avait conservé de <sommaire> la doctrine saussurienne; et la confrontation montre aussi que, partant de la donnée saussurienne, il a suffi d'en développer l'analyse pour aboutir aux distinctions supérieures et <superposables> du fait de langue et du fait de discours, de la visée <constructive > de la langue et de la visée <constructive>du discours, de la visée de puissance et de la visée d'effet - distinctions dont je fais un usage constant et que je suis enclin à considérer définitives, avec ce qu'elles comportent de conséquences. La principale de ces conséquences, au point de vue doctrine, étant que la visée de puissance et la visée d'effet sont hétérogènes par le contenu opératif, nonobstant l'accord de caractère pragmatique qui s'établit entre elles, en vertu du langage, lequel, totalisant les deux visées, il en est intégrale, utilise les résultats de la première à l'obtention des fins que poursuit la seconde.

J'ai jugé aujourd'hui, et j'aime à penser qu'on ne m'en fera pas le reproche, devoir faire bonne mesure à la grammaire générale, au préjudice de la grammaire particulière, qui a été sacrifiée. J'ai voulu, ce faisant, montrer surtout ce que sont les choses en doctrine. C'est que j'estime qu'une perception claire et vraie des faits de langue, même étroitement particuliers - et l'un de mes auditeurs, aux prises avec les difficultés d'une question étroitement limitée ne me démentira pas sur ce point - c'est que j'estime qu'une juste observation des faits de langue, et même des faits de discours, exige la fondation d'une doctrine linguistique ferme, fortement pensée, qui soit autre chose, plus et mieux, qu'un vague à peu près.