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22 janvier 1948 - série A

Leçon du 22 janvier 1948, série A, Leçons de linguistique de Gustave Guillaume, 1946-1947 et 1947-1948, série A, Esquisse d'une grammaire descriptive de la langue française V et Esquisse d'une grammaire descriptive de la langue française VI, publiées sous la direction de R. Valin, W. Hirtle et R. Lowe, Québec, Presses de l'Université Laval, et Paris, Librairie C. Klincksieck, 1997, pp. 223-232


22 janvier 1948 - série A

Il existe en français un emploi du présent qu'on appelle le présent historique et qui consiste, dans le dessein de prêter au style une vivacité particulière, à substituer le présent au passé. L'époque passée est évitée, et les événements décrits, quoique passés, sont rendus par un emploi plus ou moins continué du présent.

Voici un exemple de cet emploi, emprunté à la correspondance de Madame de Sévigné :

Vatel attend quelque temps : les autres pourvoyeurs ne vinrent point, sa tête s'échauffait, il crut qu'il n'y aurait point d'autre marée. Il trouva Gourville ; il lui dit : Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu'au troisième coup (car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels) qu'il tomba mort. Cependant la marée arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang.

L'explication que l'on donne en général de cet emploi du présent pour le passé, celle que j'ai donnée moi-même dans Temps et Verbe{Note : Temps et Verbe, p. 60. }, est de caractère stylistique. On attribue - et c'est exact dans son plan - la survenance du présent dans le discours, parlé ou écrit, au besoin qu'éprouve le sujet parlant de donner au récit une plus grande vivacité d'allure. Il n'y a rien à reprendre dans cette explication de caractère stylistique, qui est juste en soi. Mais pour le grammairien de langue, sinon pour le grammairien de discours, un problème se pose dont elle ne tient pas compte. Ce problème, c'est de se représenter ce qui a lieu du point de vue psycho-mécanique lorsque, pour plus de vivacité de style, on opère la substitution du présent au passé.

Une première remarque s'impose dès l'abord, dans cet ordre d'idées, c'est que les présents dits historiques sont régulièrement des présents-futurs, autrement dit des présents ne comportant que la seule partie incidente, et donc soustraits à toute décadence.

Il ressort de cette remarque que l'emploi du présent historique suppose une perception non pas seulement de la position du présent entre les époques, mais de la composition du présent, lequel, on le sait, comporte, si on en fait l'analyse, une parcelle incidente suivie, dans l'immédiat, d'une parcelle décadente.

Cette successivité, dans le système verbo-temporel du français, est une successivité verticale. Elle est devenue verticale par l'effet d'une recherche, historiquement développée, d'une étroitesse toujours plus grande du présent.

Le présent latin était un présent horizontal, c'est-à-dire un présent dont la position comportait la juxtaposition horizontale de deux chronotypes w et a. Soit figurativement :

w . a

Le présent français est un présent vertical, c'est-à-dire un présent dont la position comporte la superposition verticale des deux chronotypes w et a. <Soit figurativement{Note : Mots et schéma restitués.}>:

Le changement de position du présent, passant de l'horizontalité latine à la verticalité française, est un fait appartenant à l'histoire de la langue, à la grammaire historique.

Mais c'est un fait dont ne parle aucune grammaire historique, un fait qui n'a pas été découvert, ainsi que le sont du reste la grande majorité des faits de langue appartenant à l'histoire des systèmes.

Car ce que la grammaire historique découvre par ses observations, ce n'est pas la variation des systèmes - considérés, ainsi qu'il doit être, comme des entiers - mais les accidents qui affectent chaque forme séparément, ces accidents ayant trait ou n'ayant pas trait à la position de la forme dans le système dont elle fait partie.

La grammaire historique traditionnelle ne voit pas les systèmes : elle les ignore ; et la raison en est que les systèmes, parce qu'ils sont des entiers, ne sont pas des êtres de discours, mais des êtres de langue, que le discours n'aura jamais à produire en lui. Le discours, en effet, ne fait jamais appel, n'est jamais, ne peut jamais être dans le cas de faire appel à l'entier d'un système. Il fait appel seulement à l'une de ses parties constitutives, choisie, préférée parmi les autres pour sa particulière convenance à la visée momentanée de discours, visée qui règle le choix.

Les opérations de pensée qu'implique le langage sont extrêmement rapides, et elles comprennent, pour chaque emploi de formes, une évocation du système entier auquel elles appartiennent, et, au sein de ce système, le choix de la forme que le discours requiert, en raison de sa particulière convenance à une visée expressive momentanée.

Dans le cas du présent historique, cette évocation du système entier a lieu comme dans tous les autres cas, et il est à ce moment fait choix délibérément d'un présent limité à sa seule partie incidente, à l'exclusion de la partie décadente ; et l'on prend soin, en outre, d'éviter un contact positif, si étroit soit-il, entre la verticalité et l'horizontalité. à cet effet, on fait succéder l'intervention du présent de position à celle du présent de composition, qui devient première, au lieu d'être comme à l'accoutumée seconde.

L'obtention du présent historique est une opération compliquée qui consiste :

1. à faire prévaloir le fait de composition du présent sur le fait de position, qui n'est pas, d'abord, expressément retenu. Seule est retenue, en premier lieu, la composition, qui, par elle-même, ne fait pas époque, puisque cette composition se transporte sans difficulté au passé, où elle se retrouve sous l'espèce de la séparation du prétérit défini et de l'imparfait. Le fait de position n'intervient qu'ensuite, mais quand il intervient on a déjà réussi à se passer d'époque, et à garder le présent.

2. à ne retenir dans la composition du présent que la seule parcelle de futur.

Le résultat immédiat, que le discours enregistre, c'est un présent sans position, d'une part, et d'autre part limité verticalement à la seule partie composante future. Autrement dit, l'absence de position de présent interdit la définition du passé, cependant que la limitation du présent à <sa{Note : Mot restitué. }> seule partie future évite d'introduire dans le présent quoi que ce soit qui serait de la nature du passé, dont on s'est interdit la définition, dont la définition est frappée d'interdiction.

C'est à l'issue de ces opérations, engagées par l'esprit en présence de l'entier systématique, que se détermine, avec ses mérites propres, l'emploi du présent qu'on appelle le présent historique.

Le fait le plus intéressant dans le présent historique, c'est la dépendance maintenue des deux décadences : la verticale et l'horizontale. On ne réussit à annuler l'horizontale d'une manière satisfaisante qu'en faisant état d'une suppression de la décadence verticale.

Un trait essentiel du présent historique est de révoquer les deux décadences : la verticale et l'horizontale. Il révoque la décadence horizontale en faisant prévaloir le fait de composition sur le fait de position, considéré inexistant dans l'immédiat, et la décadence verticale en ne retenant de la composition du présent que la partie incidentielle, non décadente. Le résultat, c'est l'absence de décadence partout, en horizontalité - ce qui élimine le passé - et en verticalité, ce qui écarte du présent la partie représentative d'accomplissement.

L'opération, assez compliquée, quoique aisément concevable, et fort naturelle, que l'on vient de décrire, est ce à quoi s'attache expressément le grammairien de langue. La connaissance de cette opération est nécessaire pour expliquer vraiment le fait de discours qu'est le choix du présent - d'un certain présent - quand il s'agit, en retardant la venue de l'époque passée, de donner au discours, à son style, une certaine vivacité d'allure.

Une chose certaine, qu'il importe au premier chef de ne pas perdre de vue, c'est que le présent historique n'existerait pas, si les opérations de pensée constitutives qu'il suppose, et qui <s'engagent> à partir du système, n'avaient pas lieu ou étaient, vu le système, impossibles.

Le présent historique est quelque chose que le discours produit et que la langue, le système de langue, permet. N'était la permission, qui est chose secrète, la production, qui est apparente, n'aurait pas lieu.

Il n'est pas dénué d'intérêt de comparer le présent historique au prétérit défini.

Le prétérit défini suppose l'intervention du présent : 1. par position, 2. par composition limitée à la parcelle incidente. La position livre les époques, et donc l'époque passée. La composition livre le caractère exclusivement incidentiel, qui est une propriété du prétérit défini.

Quant au présent historique, il se distingue du prétérit défini par le caractère négatif, dans l'immédiat, du fait de position, le fait de composition n'ayant pas varié, vu que les deux constructions psychiques, prétérit défini et présent historique, reposent sur une identique composition du présent, qui ne sort pas de l'incidence.

Il suffit donc, dans l'immédiat, de ne sortir aucunement de l'incidence, c'est-à-dire de n'en sortir ni du côté de la verticalité ni du côté de l'horizontalité, pour qu'il en résulte le présent historique. On a automatiquement le présent historique si au lieu d'opérer selon l'ordre présent de position + présent de composition, on opère selon l'ordre inverse : présent de composition + présent de position retardé.

Pour obtenir le prétérit défini, il faut, quoique sortant de l'incidence du côté de l'horizontalité, ceci afin d'obtenir l'époque passée, n'en pas sortir du côté de la verticalité - car si l'on en sortait, si peu que ce soit, il en résulterait un imparfait.

Il peut ne pas être inutile, afin d'aider à bien fixer les idées sur les combinaisons issues d'un rapport, plus ou moins positif, ou négatif, de l'incidence avec la décadence, d'indiquer les choses en formules littérales. Soit donc :

D = décadence horizontale
d = décadence verticale
i = incidence verticale

Les combinaisons qu'on peut avoir en regardant du côté du passé sont :

Le passé D porte au-dessus de lui l'incidence verticale, et au-dessous de lui la décadence verticale ;

Le passé porte au-dessus de lui l'incidence verticale i, et au-dessous il ne porte pas la décadence verticale : il ne porte rien{Note : à la suite, passage rayé : Or les deux décadences restent dans l'interdépendance l'une de l'autre, ainsi qu'on l'a expliqué à propos du présent historique, où l'on voit l'absence de décadence verticale entraîner celle de décadence horizontale, et, par conséquent, entraîner l'annulation du passé d'époque.}.

Pour avoir le présent historique, il faut engendrer la verticalité avant d'engendrer l'horizontalité décadente.

Dans le cas du prétérit défini, les choses se présentent différemment. La décadence horizontale établit en premier le passé D, et quand survient l'incidence pure, exempte de décadence, elle échoit, par contact particulaire, à la décadence D horizontale ; et la contradiction qui s'ensuit est telle qu'il en résulte dans l'esprit un mouvement anti-décadent de remontée du temps, très sensible dans les emplois du prétérit défini narratif.

Dans le cas du présent historique, il n'existe pas de contact particulaire de la verticalité et de l'horizontalité, vu que D succède à i, au lieu d'en être le support réceptif- cela du fait que l'on a évité de faire état du présent de position avant d'avoir <fait{Note : Mot restitué.}> état du présent de composition.

Dans le cas du prétérit défini, il existe au contraire un contact particulaire de la verticalité et de l'horizontalité, vue que D a été préalablement retenu comme support pour i, ce qui signifie un double appel au présent : 1. pour position et 2. pour composition. En inversant cet ordre, on eût obtenu le présent historique, le sentiment d'époque passée étant mis tardivement sur la forme produite, au lieu que la forme produite lui échoie.

De ces explications il ressort, en toute dernière analyse, que le choix d'un temps autre que le présent dans le système verbo-temporel français, c'est essentiellement le choix d'un contact particulaire de la verticalité et de l'horizontalité. Ce contact suppose l'horizontalité obtenue avant la verticalité.

Afin de faciliter une claire intelligence des choses, je ferai emploi du symbolisme D, d, i, en le rapportant au diagramme représentatif, du côté du passé, du système verbo-temporel français. Ce diagramme, c'est :

La décadence D représente le regard vers le passé. Elle est engendrée par le présent de position, non par le présent de composition, auquel il n'est fait appel que secondairement, en vue d'établir les contacts particulaires, desquels résulteront les formes temporelles.

Le présent de position ignore le contact particulaire, qui ne peut se déterminer qu'en dehors de lui, et par intervention du présent de composition, apporteur de la verticalité. De là la capacité qu'a le présent de signifier, sans changement apparent, le présent futur, non chargé d'accompli : Pierre à ces mots se lève ; et le présent passé, déjà chargé d'accompli : Pierre travaille depuis ce matin.

Quant au présent historique, son originalité consiste en ce qu'il donne, dans l'immédiat, au contact particulaire possible la forme négative. Ayant établi, par appel au présent de composition, l'incidence i, sans décadence, il ne trouve, au-dessous d'elle, pour en devenir le support, aucune époque - le présent de position n'ayant pas encore opéré. Quand il opérera, la forme de présent sera acquise.

Il ressort de ce que l'on vient d'expliquer que si l'on représente le contact particulaire par la lettre c, on a, dans le cas du présent historique, une formule symbolique qui est, compte tenu de tous les faits psychiques{Note : La figure a dû être refaite. }:

Ce qui veut dire que l'incidence verticale i, exempte de décadence, se dessine dans le champ de D, représentatif de passé, mais sans contact particulaire avec D, ligne horizontale de partage de l'inaccompli et de l'accompli.

Par position sur le diagramme représentatif de l'architecture française du temps, la formule devient :

Dans cette formule, pour avoir le prétérit défini, il y a très peu de chose à changer. Il suffit de positiver le contact particulaire, et au lieu d'écrire c = zéro, d'écrire c = 1 et D = 1. Par contact particulaire positif, le passé s'explicite. Il reste dans l'implicite à défaut de ce contact.

Le contact particulaire est positif dans le cas du prétérit défini, en ce sens que la rencontre de l'incidence verticale et de la décadence horizontale a lieu, mais ce contact apporte avec lui une contradiction, issue de ce que l'incidence, si elle se prolonge, ne peut s'accumuler sur la ligne du temps dans le sens de la décadence, car une accumulation dans le sens de la décadence supposerait une décadence verticale. Une parcelle d'inaccompli, si elle s'antériorise à sa suite, devient de l'accompli. Il faut donc, pour demeurer en incidence, éviter cette antériorisation et, en conséquence, développer le contact particulaire non dans le sens fuyant du passé, mais dans un sens opposé, qui est celui de la remontée du temps.

Autrement dit, au lieu d'avoir une suite de contacts particulaires qui, par antériorisation de ceux déjà produits au dernier arrivé, seraient :

on a une série de contacts particulaires devenant, par postériorisation du dernier arrivé à ceux déjà produits :

C'est à cette postériorisation obligée des contacts particulaires, quand l'incidence verbale seule entre en jeu, qu'il faut attribuer le mouvement de remontée du temps lié manifestement au prétérit défini.

Dans le cas de l'imparfait, le contact particulaire est, de même, positif entre la décadence horizontale et le mouvement vertical, mais ce mouvement, au lieu de se limiter à l'incidence et d'exclure la décadence, accepte celle-ci et la laisse avoir lieu. De sorte que le contact particulaire prend la forme :

la décadence verticale venant au contact de la décadence horizontale.

Du prétérit défini à l'imparfait, la différence est que le dernier comporte une décadence verticale, aussi petite que l'on voudra, que le premier refuse. à part cela, du côté de l'horizontalité il n'y a pas de différence première.

De l'ensemble de ce qui vient d'être exposé, il ressort que le sujet parlant, dans le moment où il engage l'acte de parole, choisit, parmi les contacts particulaires de verticalité et d'horizontalité que le système verbal propose, celui de ces contacts en meilleure convenance, par sa forme, à sa visée expressive. Et la forme verbale retenue ne signifie jamais autre chose que l'indication du choix fait.

Un principe à retenir, c'est que la rencontre incidence/décadence sur deux dimensions différentes - verticalité d'une part, horizontalité de l'autre - est antinomique, et en l'absence d'une conciliation venue d'une décadence verticale acceptée, produit un effet d'inversion du temps, qui est finalement senti non pas descendu mais remonté.

Le sentiment de montée du temps dont il s'agit appartient au prétérit défini et il est étranger à l'imparfait, lequel fait entrer la décadence horizontale D au contact particulaire de d, représentatif de décadence verticale.

Si l'on tient compte du présent historique, la forme apparente de présent apparaît capable, sans changement, de signifier :

1. le présent premièrement incident, le présent-futur, - en place ;
2. le présent décadent, chargé d'accompli, - en place ;
3. le présent résultant d'une absence de contact dans l'immédiat entre la verticalité et l'horizontalité descendante, trop retardée pour que le contact existe. L'effet de sens produit est alors un présent servant de support à des événements passés, le passé même n'ayant pas été obtenu à temps, du fait que le présent de composition a agi avant qu'ait agi le présent de position.

La condition générale de présent, c'est aussi l'absence de contact particulaire entre l'apport du présent de composition, perçu premier, et l'apport du présent de position, perçu second.

Dans le présent en place ce contact particulaire est de soi inexistant, le propre du présent en place étant de rester un présent de position excluant l'intervention du présent de composition, indispensable à l'établissement d'un contact particulaire d'horizontalité et de verticalité{Note : à la suite, passage raturé : Que le moindre contact particulaire positif s'établisse (à la suite, raturé : entre le présent et la ligne du temps), et, du même coup, le présent cède la place à d'autres formes verbales. Car, du même coup aussi, on n'a plus affaire au présent de position mais au présent de composition, auquel ressortissent les contacts particulaires positifs. quels qu'ils soient. }.

Le contact particulaire horizontalité et verticalité suppose que le présent de position est déjà intervenu quand intervient, avec son apport propre, le présent de composition. Une inversion de cet ordre interdit le contact particulaire et oblige la pensée, qui y peut trouver un avantage de style, à produire le présent, alors qu'il s'agit de l'époque passée, dont la définition horizontale retardée est, par là, absente sous la verticalité incidentielle.

On voit par ces explications quel rôle subtil joue le temps opératif dans la formation momentanée - celle du discours - de l'image-temps. Pour avoir le passé, il faut que le présent de position agisse d'abord et le présent de composition ensuite. Si on inverse cet ordre, on se met en situation de ne pouvoir sortir du présent, même pour l'expression du passé. Ce qui devient, on l'a vu, une commodité de style.